La psychologue et le rêveur

Adam marchait lentement dans le labyrinthe de couloirs qui séparaient les bureaux de chaque psychologue. Les noms, inscrit sur de petites plaques en plastique et accrochés aux portes, défilaient et Adam les lisaient tous, répétant tout haut le nom du psychologue qui l'intéressait: Candy Cane. La Lune lui avait murmuré ce nom et lui avait demandé de la rencontrer. Adam marchait, marchait et marchait, à la recherche du bureau de la dénommée Candy Cane. Les lumières se mirent soudainement à clignoter, Adam s'immobilisa presque aussitôt, tournant le regard en tout sens, totalement affoler, se répétant toujours et sans relâche, de plus en plus vite:

-Candy Cane... Candy Cane... Candy Cane- Candy Cane- Candy Cane...!

Adam, affolé, se mit à courir dans les couloirs, se collant parfois à une porte pour examiner le nom qui l'ornait, mais Candy Cane était introuvable. Adam se retrouva bientôt nez-à-nez avec un long corridor étroit et sombre, terminé par une porte, et sur cette porte était un petit écriteau disant: "Candy Cane - Psychologue pour adolescents".
Les lumières s'éteignirent soudainement. Adam sursauta. Il lui fallait avancer, il ne pouvait pas rester dans ces couloirs plus longtemps... Il avança dans le noir, en tâtant les murs du bout des doigts. Son cœur et son souffle s'accélérèrent de concert, tous ses sens étaient à l'affût, de petites larmes perlèrent sur ses yeux inhumains.
La porte se rapprochait lentement...

-Candy Cane... Candy Cane... Candy... Cane...

Il était enfin devant la porte de Candy Cane... Il serra le poing et le dirigea vers la porte. Le jeune homme tremblait comme un château de cartes taquiné par le vent... Son bras ne lui sembla jamais se tendre assez.
Soudainement, derrière lui, une sonnette retentit, puis il entendit les portes de l'ascenseur s'ouvrir. Deux voix résonnèrent alors dans le dédale de couloirs, surement des "médecins" se dit Adam...

-AAAARR! Foutues lumières! Encore en panne! Quand est-ce que la direction se décidera enfin à rénover le circuit électrique?!

-Ce bâtiment tombe en ruine!

Les voix se dissipèrent, puis disparurent, Adam se retrouvait donc seul, même Pierrot, son ami, était silencieux depuis qu'il avait franchit la porte cet endroit obscur. Les lumières se rallumèrent violemment, accompagnées d'un bruit violent. Les yeux d'Adam le brûlèrent atrocement. Il les plissa et refît face à la porte du bureau de Candy Cane. Il toqua trois coups, puis attendît une réponse... Ce fût l'attente la plus longue de son existence...

Candy était arrivée dans son bureau en pleine forme en début de matinée. Pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas elle-même, elle avait choisi de remettre de vieux vêtements du temps de sa vie dissolue : Un chemisier blanc serré sur sa poitrine généreuse, une jupe plissée à carreaux rouge et noir et de grande botte de cuir blanches. Autant dire qu’elle avait fait sensation à l’accueil puis dans les couloirs avant d’atteindre son bureau. Là, la première chose fut de se mettre en tenue de travail : sa blouse rose avec la petite coiffe assortie. Voilà qui lui donnait un air bien plus respectable et sérieux.
Ensuite vint le moment d’aérer son bureau et d’arroser ses plantes. Le cadre de l’établissement n’était pas toujours très rose alors autant essayer de l’égailler un peu, ne serait ce que pour le bien être de ses jeunes patients. Ses patients justement, elle attendait le premier pour la fin de mâtiné, un certain Adam. Visiblement paranoïaque et atteint d’un fort dédoublement de la personnalité. Encore un cas qui risquait de lui demander pas mal d’énergie mais elle attendait de voir, espérant toujours pouvoir s’en sortir avec un minimum de médicament et un maximum de travail sur soi.
La jeune psychologue commença donc à étudier le dossier plus en profondeur en espérant que le jeune homme ne serait pas en retard et en essayant de repérer n’importe quel petit détail qui lui donnerait un début d’explication ou une mince possibilité de déverrouiller toute cette histoire et de renvoyer le jeune homme chez lui au plus vite. Ce qui signifiait rarement moins de 6 mois dans cet établissement spécialisé dans les cas lourds.

Les fenêtres étant grandes ouverte sur l’extérieur elle ne remarqua pas la coupure de courant et continua sa lecture comme si de rien était en prenant des notes sur son petit carnet à spirale à couverture noire.

Soudain, on frappa à la porte, elle regarda l’heure sur l’horloge au mur à côté de son bureau, à peine quelques minutes de retard. Elle referma le dossier et son carnet.

« Entrez, c’est ouvert ! »

La jeune femme allait accueillir son patient avec un sourire radieux.

Adam attendit... attendit... attendit... les lampes néons grésillaient comme un essaim d'abeilles assaillant les oreilles d'Adam de milliers d'injures, à tel point qu'il n'entendit qu'à peine l'invitation de Candy Cane derrière la porte.

-Entrez, c’est ouvert !

Adam hésita, il ne savait pas ce qui l'attendait derrière cette porte, qui était Candy Cane? une douce et accueillante psychologue? une adepte des mauvais traitements et des surdosages de médicaments? peut-être même un zombie au service du Croque-Mitaine?! À cette idée, Pierrot sortit du silence.

-Adam! Non! N'entre pas! Je t'en pris! N'entre pas!

Adam sursauta. La réaction de son ami le surpris, mais plus encore, elle le troubla. Il dirigea une main tremblante vers la poignée.

-Non Adam! Ne fais pas cela!

-Pierrot?! Qu'est-ce qui se passe?!

-Tu sais très bien ce qu'ils veulent tous ici! N'entre pas!

-De quoi tu parles?! J'entre! Je ne peux plus reculer!

Adam tenta de chasser les paroles de Pierrot de son esprit. Sa tête lui parût être sur le point d'exploser. Il ferma les yeux, serra son poing autour la poignée de la porte du bureau. L'instant se figea, Adam hésitant à entrer, Pierrot tentant de l'en dissuader, dans ce couloir étroit et inquiétant, bercé par le grésillement des lampes.
Adam ouvrit violemment la porte et pénétra dans le bureau, près à faire face à Candy Cane.
La lumière du soleil lui brûla atrocement les yeux, il se mit sa main devant le visage pour s'en protéger, puis tenta de distinguer quelque chose dans la pièce, chercha du regard sa psychologue...
Des plantes, de grandes fenêtres sur une liberté inaccessible et une jeune fille vêtue de rose, assise à son bureau... Adam souffla, soulagé, avec un visage aussi angélique, Candy Cane pouvait-elle être mauvaise?! Adam s'avança lentement dans la pièce.

-B... Bonjour... Je m'appelle Adam... et lui, c'est Pierrot.

Candy fut surprise de la manière pour le moins brutale dont Adam ouvrit la porte mais n’en laissa rien paraître. Elle en profita plutôt pour l’observer : Haletant, une légère trace de sueur sur le front, le regard hagard… Tout indiquait qu’il venait de vivre un moment de panique assez intense.

* Diable ; si le simple parcours de sa chambre à mon bureau le met dans cet état là, quelque chose me dit que la thérapie ne sera pas une mince affaire… *

Elle se remonta mentalement les manches, prête à affronter ce nouveau défi. Après avoir observé le bureau, le jeune se présenta, lui et son ami imaginaire. Son sourire toujours aussi franc, elle écarta le dossier qui se trouvait devant elle.

- Je sais, tu t’appelles Adam Van Sprey Brock et l’on parle beaucoup de ton ami Pierrot. Moi je suis la doctoresse Candy Cane mais appelle moi simplement Candy, ou mademoiselle si ça te mets plus à l’aise. Tu te doutes cependant que comme tous les autres ou presque, je ne peux hélas ni le voir, ni l’entendre. Mais ce n’est pas une raison pour lui manquer de respect, aussi je te demanderais de bien vouloir me transmettre ses impressions et, si besoin, de me décrire ce qu’il est en train de faire. Tu veux bien ?

Première étape, ne pas brusquer le patient et faire en sorte qu’il se détache de ses chimère peu à peu. La stratégie de la psychologue allait être simple : elle comptait armer Adam pour affronter le monde jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin de l’aide d’un être imaginaire pour conserver son équilibre et se rassurer. Pour se faire elle tâcherait de faire en sorte qu’Adam amalgame Pierrot, que le il devienne d’abord nous avant de devenir je.

- Bien assieds toi je t’en prie, nous allons pouvoir commencer. Je te rassure tout de suite, tu ne vas pas t’allonger sur le divan dès la première séance. Pour aujourd’hui nous allons juste tâcher de faire connaissance et je te demanderai de m’exposer tes désirs si tu en a. Tu as bien compris ?

Elle prit une pause pour lui laisser le temps de répondre.

- Alors Adam, parle-moi un peu de toi, de ce qui te semble important.

La fameuse Candy Cane était devant lui, et elle lui paraissait bien moins imposante que ce qu'il s'était imaginé. La jeune femme sourit et répondit à Adam avec joie et bonne humeur.
Elle lui parla de Pierrot, lui demanda de décrire ses sentiments, ses impressions, ses moindres faits et gestes, comme si elle s'intéressait plus à lui qu'à Adam... Pierrot ne se fit d'ailleurs pas prier pour lui donner ses sentiments et impressions. Adam sentit le contrôle de son corps lui échapper, Pierrot semblait près à intervenir. Adam tenta de lutter à cette prise de pouvoir forcée, mais le combat était rude, Pierrot était une entité bien difficile à combattre et un rictus de concentration et de douleur, aussi bien mentale que physique, se dessina sur le visage sur-maquillé d'Adam.

~Pierrot?! Mais enfin! Que t'arrive-t-il? Arrête!~

~Non Adam, je ne peux pas te laisser faire! Tu es beaucoup trop naïf!~

~Pierrot!? De quoi tu parles?! Tu vois le mal partout!~

~Es-tu véritablement aveugle à ce point?! Ne vois-tu pas ses intentions réelles?! Son seule but et de me chasser! Elle te paraît si mignonne et compatissante avec son sourir d'ange, mais son seul but et de nous séparer! Sa voix de fée et sa bonté ne sont qu'une ruse pour me chasser! Je suis navré Adam, mais c'est à moi de régler cette affaire! Pour notre bien à tous les deux!~

Pierrot lança toute la puissance dont il était capable dans la bataille. C'était comme s'il désarmait Adam, puis le poussait violemment à terre. Le corps du jeune homme en ressentit les secousses, et il s'effondra lourdement sur le sol du bureau. Pierrot avait gagné cette manche, le corps d'Adam était à lui à présent, et bien qu'il détestait cette enveloppe corporelle mortelle et fragile, il savait qu'en prendre le contrôle était le seul moyen pour lui de préserver l'amitié qui le liait à Adam.
Il se releva, et avant que Candy Cane ait put réagir à sa chute violente et inattendue, il dit avec un sourire charmeur et méconnu sur le visage d'Adam:

-Ne vous en faites pas, ce n'est rien, je fais souvent ce genre de crises, c'est de l'hypotension. Je vais bien... Ce qui est important pour moi? Avant tout, Mlle Cane, l'amitié est la chose la plus importante à mes yeux! Et rien ne peut briser les liens de l'amitié! Qu'en pensez-vous?!

Pas de chance pour Pierrot, Candy venait de lire en détail le dossier médical d’Adam et il n’était fait mention nulle part de ses soi-disant crises d’Hypotension. Il y avait donc quelque chose de louche mais bien sûr, elle ne pouvait pas exactement se douter quoi. Encore que, chez les schizophrènes lourds il n’était pas rare de constater des luttes parfois violentes entre les différentes personnalités habitant le même corps. Le changement brutal d’attitude du garçon, ainsi que sa façon de parler et de l’appeler "Mlle Cane" la confortèrent immédiatement dans cette hypothèse. De plus, autre mauvais coup du sort, elle n’aimait pas qu’on l’appelle ainsi et encore moins qu’on la prenne pour une imbécile sans avoir les moyens de ses prétentions. Elle allait donc immédiatement remettre cet "autre", à sa juste place.

- Si tu m’avais écouté, Pierrot, tu m’aurais appelé autrement, pas de la manière dont m’appelaient les sœurs du lycée il y a quelques années de cela. Ensuite, si tu étais vraiment l’ami d’Adam comme tu oses le prétendre, tu lui aurais demandé de me transmettre ton message au lieu de sauvagement prendre sa place. Ton comportement est loin d’être celui d’un ami, c’est celui d’un parasite et comme je n’ai rien à faire avec un parasite, je te prierais de partir et de laisser la place à celui avec qui j’ai effectivement un rendez-vous et de le laisser me parler sans plus intervenir.

Elle prit une pause et regarda l’homme droit dans les yeux, sans ciller.

- Je vais tout de même répondre à ta question, ma réponse te sera profitable et t’évitera je l’espère de recommencer tes conneries. L’amitié est en effet un bien précieux mais ses liens sont désespérément faciles à briser : écrase, trahis ou manque de respect à tes amis et ils t’abandonneront. Une amitié forte et sincère, ça s’entretient et ça se cultive par des attentions et des gestes parfois très simples, ce qui ne les rend pas moins importants.

L’infirmière se passa une main dans les cheveux et fit un petit mouvement de la tête pour les remettre élégamment en place. Cependant, elle venait de se montrer faire, Pierrot ne serait pas le bienvenu s’il agissait ainsi et elle n’aurait aucun état d’âme à le combattre s’il refusait de comprendre se qu’il était et s’il n’acceptait pas de faire ce qu’il fallait pour aller mieux. Car, d’une certaine façon, il était malade lui aussi et la guérison d’Adam impliquait nécessairement la sienne.

- Comprenons nous bien ! Je n’ai rien contre toi mais si tu veux te poser comme mon ennemi, je te combattrai, sans regret. Et crois moi sur parole, je ne suis pas le genre d’adversaire avec lequel tu t’amuseras.

Les règles du jeux étaient claires, il ne lui restait plus qu’à choisir.

La réponse brutale de la jeune femme résonnait encore dans le crâne de Pierrot, il ne savait trop quoi penser, ce qui était sûr, c'est que cette Candy Cane avait bel et bien pour but de débarrasser de lui, bien que la manière de procéder ait échappé au garçon. Il fixa son adversaire dans les yeux, réfléchissant à un moyen de rétorquer, sans se confirmer dans le rôle de l'agresseur. Il savait que la lutte pour son intégrité serait rude, mais il était pour lui inconcevable de disparaître ainsi de la surface du monde, de perdre et Adam, et sa seule existence. Le simple mot "parasite" frappa comme un poignard dans son cœur, et une larme coula de son œil bleu. Il s'assit face à la jeune femme et croisa les bras sur le bureau.

-Vous êtes assurément une femme intelligente, mais vous ignorez tout de ma situation, et de mes relations avec Adam! J'agis pour notre bien commun, car quoi que vous puissiez penser, ce corps et le mien autant que le sien! Je ne suis pas un parasite! Je ne revendique nul bien qui ne me soit dut!! Je suis né le jour même où Adam est venu au monde!

Les mains de Pierrot se mirent à trembler à la simple diction de ces derniers mots. Le jeune homme les cacha sous le bureau pour ne pas dévoiler ses émotions à son adversaire. Elle ne devait pas le croire capable de sentiments humains, il devait être une entité supérieure et implacable à ses yeux. Il rehaussa les épaules et bomba le torse.

-Adam est mon ami, et parce qu'il est le seul à me voir, il est tout ce que j'ai dans ce monde... Il tient à vous parler, très bien, il le fera, mais avant, je souhaite m'entretenir plus longuement avec vous, histoire d'être sûr de ne pas commettre d'erreur...

Les règles du jeux étaient claires... Il avait choisit, il allait continuer la partie...

Voilà donc à quoi pouvait ressembler l’énigmatique Pierrot. Rien de bien passionnant en fait, une demie personnalité ayant perdu conscience de se qu’elle était et de son caractère incomplet, voir défaillant. Mais c’était plus que typique et il fallait qu’elle les amène doucement à réaliser qu’ils n’étaient qu’un : une part enfantin et apeurée, carencée en volonté pour Adam, un être certes fort mais dénué de sensibilité profonde pour Pierrot. A eux deux il formait un être complet mais en leur état dissocié, il y avait trop de disfonctionnements pour qu’il soit socialement insérable.

- Je sais ce que tu es et d’où tu viens. Je connais tes motifs et tes origines. Je ne sors pas de l’école, mes connaissances ne viennent pas que des livres et tu es loin d’être mon premier cas du genre. Alors je te prierai d’arrêter de te draper dans ta suffisance puérile d’être soi-disant mystérieux. Ton numéro est hors de propos et ne m’impressionne pas.

La doctoresse se montrait sèche mais le comportement de cet être assis devant elle l’agaçait profondément. Qu’il se comporta comme un enfant ne la gênait pas en soi, c’était son agressivité et son comportement maniéré de gosse pourri gâté essayant de justifier l’injustifiable qui avait le don de l’irriter. C’est à moi parce que je le veux ! Et puis quoi encore ?

- En plus, tu commets déjà une erreur. Le fait qu’Adam puisse me parler est dans l’ordre naturel des choses, ce n’est pas une faveur que tu lui accordes. Et votre amitié ne te donne pas le droit de juger à sa place de se qui est bon pour lui ou pour vous sans tenir compte de son avis. Ce que tu appelles protéger ton ami, j’appelle ça de l’égoïsme. Tourne le problème dans le sens que tu voudras, la façon que tu as eu de t’imposer par rapport à lui te donne de toute façon tord.

Elle sembla regarder à travers la table, comme si elle voyait ses mains à travers le bois clair.

- Comprends moi bien, je ne suis pas ici pour te blâmer par plaisir, juste pour te montrer des faits et te faire comprendre ce qui est acceptable ou pas, ce qui est bon pour vous ou pas. La manière dont je présente les choses ne dépend que de ton comportement avec moi… Respecte moi et je te respecterai, montre les dents si tu veux, mais calcule bien les risques…

Les cheveux de Pierrot se dressèrent sur son crâne, son regard se durcit, il se sentait insulté, il avait l'impression que Candy le prenait pour un enfant capricieux! Il détestait cela, et il sentit une fureur meurtrière le submerger tout entier. Il aurait voulu bondir, serrer la gorge de cette prétentieuse entre ses immenses mains. Mais il fit face à ce sentiment, au fond, il adorait la scène qui se jouait. Il fit craquer bruyamment sa nuque en affichant un rictus de douleur presque agréable.

- En plus, tu commets déjà une erreur. Le fait qu’Adam puisse me parler est dans l’ordre naturel des choses, ce n’est pas une faveur que tu lui accordes.

Elle marquait un point, Pierrot baissa la tête pour réfléchir. Son grand œil bleu s'écarquilla plus qu'il ne l'était déjà. Il se mordit la lèvre inférieure, son dos se mit à vibrer, comme celui d'un chat qui ronronne. Il détestait l'idée même que cette insolente enfant puisse juger d'une chose dont elle n'envisageait pas l'existence quelques jours auparavant. Elle parlait de leur amitié comme un récite une définition dans le dictionnaire, hors, aucune définition, aucun dictionnaire, aucun livre de psychologie ne possédait les mots adéquats pour définir ce qui l'unissait à Adam, il lui avait d'ailleurs toujours semblé qu'aucun mot n'existait pour qualifier ce lien, puissant et merveilleux. Il releva la tête, prit une longue inspiration. Il sentit l'oxygène renouvelé circuler dans toutes les veines qui parcourait son corps.

-Je vais vous laisser avec Adam, mais je vous préviens que j'écouterais chaque mot, et que je lirais en chacun de vos regards, de vos gestes, et que si quelque chose me semble suspect ou est apte à constituer un danger à mon égard, à celui d'Adam, ou à celui de notre amitié, j'interromprais l'entrevue!!

Pierrot ferma les yeux, croisa ses mains sur ses genoux et baissa de nouveau la tête.
Quand ces yeux monstrueux s'ouvrirent, c'était à Adam de s'exprimer. Le garçon, perdu, déboussolé, promena son regard dans la pièce, plongea son regard dans celui de Candy Cane, puis sourit amicalement.

-Bonjour, vous allez bien?

Candy pouvait se montrer satisfaite, elle venait de remporter la première manche en obligeant Pierrot à admettre qu’il n’avait pas agit correctement. Mais il lui restait encore beaucoup de travail, d’autant plus que ce dernier avait clairement précisé qu’il ne comptait pas en rester là et qu’il serait attentif à la conversation.

Elle sourit au retour de son nouvel arrivant et écarta le dossier.

- Re bonjour Adam, je vais bien merci. Et toi, ça va, pas trop sonné par ton ami ? Il faut dire qu’il est aussi protecteur que brutal pour le peu que j’ai pu en voir. Enfin, j’imagine que c’est normal dans votre situation.

La doctoresse lui adressa un sourire rassurant. Elle n’avait Pas vraiment eu le temps de faire connaissance avec lui mais elle avait pourtant de bons pressentiments à son égard. C’est pourquoi elle se montrait déjà douce et attentive envers lui.

- Alors, dis-moi Adam. Pourquoi à tu tellement besoin de Pierrot pour te protéger ?

Cette question était le nœud du problème. Car toute l’interaction entre les deux personnages dépendait de cette relation de protection et Elle avait besoin de comprendre dans quelle mesure Adam se sentait faible. Pour savoir comment l’aborder, savoir quel point lui faire travailler pour rééquilibrer son âme. Finalement, la seule question qui resterait en suspend jusqu’à la fin était de savoir quel être allait naitre de l’unification de ces deux morceaux brisés ? Un mélange parfait des deux ? L’un allait-il prendre le pas sur l’autre ? Si oui, lequel et dans quelle mesure ?
D’une certaine manière, Candy était impatiente de voir ce qu’allait donner cette thérapie.

Candy était si douce, et semblait sincèrement inquiète pour Adam. Pourquoi Pierrot avait réagit de cette manière, il l'ignorait, mais s'il l'avait fait, c'était pour une bonne raison. Pierrot n'intervenait physiquement dans la vie d'Adam que très rarement, et la plupart du temps régler d'importantes affaires. Pourtant cette jeune femme ne lui paraissait absolument pas dangereuse... Dans le doute, Adam se dit qu'il valait mieux être méfiant, par mesure de précaution...

-Vous savez, Pierrot est adorable, sauf quand il nous sait en danger! Mais la plupart du temps, c'est très bon ami et un conseiller exemplaire! Il faut apprendre à bien le connaître pour savoir qui il est vraiment.

Pierrot gesticulait nerveusement sur son siège. Ses yeux se balançaient d'un coin à l'autre de la pièce et son regard était, d'un œil à l'autre, tellement différent. Son bel œil bleu, aux lueurs glacées et métalliques était emplit de craintes, il donnait l'air d'un gardien, toujours à l'affût, sentinelle des nuits cauchemardesques que passait le garçon. Son autre œil, le noir, avait l'air aussi profond qu'un trou noir, il aurait facilement put avaler et noyer quiconque eu prit le risque de s'y plonger trop longtemps, l'expression de cet œil, contrairement à son voisin sur-expressif et terrifiant, était difficile à cerner, peut-être Candy Cane aurait-elle le courage de se pencher sur le mystère qui résidait chez Adam.
Le jeune homme tourna la tête vers la fenêtre: Un petit oiseau y était perché. Une hirondelle, curieuse, artiste, merveilleuse. Pierrot se leva de sa chaise et se dirigea vers le volatile, qui ne sembla pas effrayé par cette approche rapide. Adam avait toujours eu cette capacité de communication avec les animaux, ils ne s'inquiétaient nullement de lui, surement parce que, au fond, ils se ressemblaient beaucoup. Enfermé dans un monde où l'on cherchait sans cesse à les pourchasser pour les mettre en cage. Adam posa la main sur la vitre qui le séparait de l'hirondelle, puis s'agenouilla devant elle. En fait ils n'étaient pas si semblables qu'il n'y paraissait. Oui, en vérité, la différence entre Adam et cette hirondelle, c'était qu'Adam, lui, était déjà en cage. De vives larmes coulèrent sur les joues glaciales du garçon... Il aurait voulu s'envoler avec cet oiseau, mais il prit son envol seul, et s'éloigna de lui pour s'en aller loin derrière l'horizon de cette ville atroce, le laissant seul au côté de la belle Candy Cane...

Candy laissa Adam se déplacer à son aise, intéressée et intrigué par son comportement. Dans la mesure où elle ne souhaitait pas apparaître comme un psychologue classique : toujours à tous noter, elle prit des notes mentales, il serait toujours temps de les mettre par écrit plus tard dans la journée.

Alors il se sentait prisonnier ? Ce n’était pas très bon, un sentiment de contrainte pouvait être un frein à sa guérison, surtout s’il estimait être là pour de mauvaises raisons ; Ce qui était visiblement l’opinion de Pierrot. Or, la femme en rose se souvenait très bien que l’acceptation était une des principale clé de la réussite, elle avait du en passer par là à peine quelques années plus tôt.

L’oiseau s’envola et le jeune homme commença à pleurer. Elle ouvrit un des tiroirs de son bureau et en sorti un mouchoir en papier.

- Tiens, essuie toi, tu va ressembler à une soupe sinon.

Dit-elle simplement en lui tendant le mouchoir.

- Un jour, assez vite je l’espère, tu seras libre d’aller dehors et de contempler les oiseaux. Je suis là pour t’y aider… Tu as de la chance d’une certaine manière ! Moi, je suis condamné à rester ici jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne à soigner.

La jeune femme prit une pose pour se rassoir.

- Enfin, j’aime beaucoup mon métier, ça me permet d’aider des gens qui en ont besoin. Et puis, il y en a qui deviennent vraiment formidables. Bon, bon, bon… Il va falloir que je réfléchisse à ce que je peux faire pour vous deux !

Elle commençait à jouer sur son fauteuil de cuir à roulettes, en sifflotant mélodieusement, comme les adolescentes qui réfléchissent en faisant leurs devoirs.

Adam prit le mouchoir que lui tendait Candy Cane et s'essuya grossièrement avec. Il écouta le discours de la jeune fille et il ne lui parut pas applicable sur lui... à l'entendre tout paraissait simple... Hors pour lui, rien n'avait jamais été simple... On les avait sans cesse rejeté, lui et Pierrot... On les avait mis dans le camp des "cas à part" et on les avait oubliés là...

-Mais, Mlle, Ne peut-on pas penser que, même hors d'ici, ce monde est une grande cage? Dans lequel nous ne sommes que de simples pions? Et donc, par conséquent, condamnés à rester enfermés? Pour l'éternité?

Pierrot se tourna à nouveau vers la fenêtre.

-Je me souviens, quand je vivait au Manoir, je jouait sans cesse avec Pierrot, et mon père, inquiet, est un jour venu me voir et m'a dit: "Fiston, tu sais ton ami, je ne sais comment il s'appelle, il ne peut pas remplacer les vrais amis que tu pourrait te faire à l'école... Pourquoi rejettes-tu tous les élèves de ta classes?" .

De nouvelles larmes perlèrent, et la suite de son récit fut troublée de sanglots.

-Je lui ai alors répondu... que... que ce n'était pas moi qui les rejettais, mais que c'était eux qui ne voulaient pas jouer avec Pierrot. Quand il a entendu le nom Pierrot, il m'a violemment giflé, puis il est parti, tremblant de colère. Ce soir là, mes parents se sont disputés... mais je ne me souvient pas de ce qu'ils disaient... Je me rappelle que maman a beaucoup pleuré... oui c'est ça... elle a beaucoup pleuré... beaucoup... beaucoup...

Adam baissa la tête et porta à nouveau le mouchoir à ses yeux...
-Quand je

Sans perdre sa bienveillance, le regard de Candy se fit tout de même réprobateur. L’espoir était à la base de toutes choses pour elle, et partir avec un point de vue négatif allait à l’encontre de ses méthodes de travail. Il allait donc falloir mettre en place toute une stratégie pour faire en sorte que le regard d’Adam soit moins noir.

- Et pourquoi le monde serait une cage ? Tu vois, le monde est mon argile. Je le pétris et le façonne pour en obtenir ce que je veux. Par mon travail, par mes gestes et mes décision, je l’influence, je le fait changer, œuvrant de sorte qu’il convienne au plus de personne possible. Je suis la maîtresse de mon monde.

Elle l’écouta raconter son histoire avec attention. Des histoires d’amis imaginaires, elle en avait déjà entendu des dizaines, toujours semblables quoi que sensiblement différentes. Et le problème était toujours le même : l’exclusivité et la peur des autres. Pour se mentir, les malades sont très forts ! C’est pas moi qui les ignore, c’est eux qui rejettent mon ami ! Evidemment, l’ami imaginaire à tout, y compris des pouvoirs magiques que les autres ne peuvent pas avoir. Pas facile dans ces cas là de soutenir la comparaison.

- Tu sais, le problème c’est surtout que le monde n’est pas fait pour être arpenté à deux, et encore moins seul. Les interactions avec les autres sont une part normale de la vie mais tu ne peux pas en avoir si tu imposes Pierrot partout où tu vas. Tu as besoin de tes moments à toi, sans lui, et lui aussi à besoin de découvrir son monde et d’avoir ses moments à lui. Enfin… Ce que je veux te dire c’est que vous n’êtes pas aussi inter dépendant que vous ne le croyez et que vous manquez de belles occasions en refusant de vous séparer ne serait-ce que quelques heures par jour.

Lui donner envie, excité sa curiosité et atténuer ses peurs, il fallait commencer par là.

Adam restait assis, sans un mot, sur le sol en face de la fenêtre. Ses cheveux noirs, englués à ses joues par les larmes à demi-sèches. Il n'avalait que la moitié des paroles de Candy, son esprit était confus, perdu entre le présent et son passé...
Adam se releva lentement et difficilement, il sentait ses articulations craquer en concert, concert qui résonna dans tout le bureau. Le jeune homme jeta un dernier coup d'œil par la fenêtre puis partit se rasseoir face à Candy. Il lui adressa un sourire. Le silence s'imposa alors...
Adam regardait fixement Candy, et l'air s'alourdissait.

-Dites, vous croyez aux fantômes?

À l'instant ou Adam finit sa phrase, les lumières s'éteignirent violemment, et l'après-midi ayant glissé vers le crépuscule en cet hiver naissant, la coupure laissa Candy et Adam dans une ambiance sombre et inquiètante.

-Moi, oui...

Candy regarda Adam faire son petit manège et se rasseoir sans faire de commentaire. Sa question lui sembla aussi étrange que sans rapport avec le reste de leur conversation. De fait, Adam avait son fantôme personnel en permanence avec lui mais de là à faire une distinction avec une autre catégorie de spectres… Son cas était intéressant, épineux mais intéressant. Elle s’apprêtait à répondre quand la lumière s’éteignit brutalement, plongeant la pièce dans la pénombre du soir.

- Halala, maudite installation électrique ! Ça arrive de plus en plus souvent maintenant. Il faut vraiment que le directeur fasse quelque chose, c’est pénible à la fin !

Elle retourna s’asseoir dans son fauteuil de cuir pour attendre que la panne de courant passe. Mais il fallait encore répondre à la question de son patient, de préférence en choisissant bien ses mots.

- Est-ce que je crois aux fantômes ? Ma foi, je n’en ai encore jamais rencontré aucun… Mais je suis ouverte d’esprit alors pourquoi pas ? C’est peut être eux qui n’ont pas envie de se montrer après tout, comment puis-je le savoir ?

La doctoresse en blouse rose était en effet d’un naturel curieux et même si, à priori, elle n’avait jamais été confrontée au paranormal, elle n’excluait pas que certains phénomènes échappent encore à la compréhension de l’être humain. Cependant, des âmes mortes encore capables de se déplacer et de communiquer avec les vivants, parfois même d’agir sur le monde… Ça, elle devait bien admettre qu’elle avait du mal à y croire

- Et toi Adam, je suppose que tu as déjà vu des fantômes… Tu as fait quel genre de rencontres dit moi ?

Autant en profiter pour pousser un peu plus loin son analyse. Les histoires du jeune homme aux cheveux noirs pouvaient s’avérer très révélatrice et lui permettre de le cerner d’avantage.